LIBRAIRIE JEAN-LOUIS ETIENNE

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LE DOMAINE FERROVIAIRE DANS L’ŒUVRE DE THOMAS OWEN

Dans son excellente monographie « Thomas Owen ou les pièges du Grand Malicieux », Frédéric Kiesel fait un inventaire quasi-complet des grands thèmes abordés par l'auteur sans mentionner le voyage, souvent utilisé par l'auteur pour souligner l'étrangeté de la situation de ses contes (Le psychopathe jaloux de « L'Impromptu d'Evora », le spectre séduisant de « Pitié pour les ombres » ou de « Motel Party », l'aventure extraconjugale du « Congrès de Prague »). Dans ces textes, issus souvent de l'expérience de l'auteur, le domaine ferroviaire tient une place non négligeable. Avant de développer cet aspect spécifique, je vous propose de nous pencher sur un bref aperçu biographique de Thomas Owen.

 

De l' « enfance sorcière » à la critique littéraire

 

Thomas Owen —de son véritable nom Gérald Bertot—est né à Louvain le 22 juillet 1910. Il passe son enfance entre la maison familiale de Schaerbeek et celle de sa grand-mère, en Gaume. Celle-ci lui raconte des vieilles légendes régionales qui influenceront son imagination. Adolescent, il participe entre autres à la revue du collège Saint-Michel. Il entreprend ensuite une licence en Philosophie suivie d'un doctorat en Droit. Il fonde la revue « La Parole universitaire » qui lui donne l'occasion de rencontrer pour la première fois Jean Ray. En 1933, le jeune avocat se marie et entre au « Moulin des Trois Fontaines » en tant que secrétaire de direction. Il quittera la société quarante-cinq ans plus tard en tant que P.D.G. et Président de l'association internationale des meuniers.

 

La période policière et les premiers textes fantastiques

 

En 1941, Stanislas-André Steeman crée « Le Jury », une collection de romans policiers d'auteurs belges. Il fait appel à des écrivains connus — dont Simenon — et découvre de nouveaux talents, parmi lesquels André-Paul Duchâteau. Owen écrit trois romans policiers d'un humour assez noir, qui attirent l'attention des lecteurs. En 1942 et 1943, il publie quatre romans policiers aux dont un en collaboration avec son ami Élie Lanotte. 1943 voit la parution d'un premier recueil de dix contes fantastiques, « Les Chemins étranges », préfacé de façon très élogieuse par Jean Ray. Thomas Owen semble alors avoir trouvé le genre littéraire qui lui plaît, ce que confirme la publication de « La Cave aux crapauds en 1945. En 1950, il reçoit le « Prix du Brabant » pour « Le Jeu secret », histoire insolite sur fond d'enfance en Gaume. À partir de la même année, il collabore à diverses revues belges et françaises et voyage en Europe et aux États-Unis. En 1954, son roman « Les Grandes Personnes" paraît dans le premier numéro de la revue littéraire « Audace » et reçoit le « Prix des Lecteurs ».

 

Naissance d'une personnalité tricéphale.

 

Lorsqu'il a commencé à écrire des articles sur l'art dans les années 30, Gérald Bertot a choisi de les signer Stéphane Rey afin d'éviter toute confusion avec sa vie professionnelle. Il a naturellement gardé ce pseudonyme pour écrire ses deux premiers romans policiers. Dans « Ce soir, huit heures », l'enquête est menée par un policier anglais du nom de... Thomas Owen. Il signe sous ce nom le second volume, « Destination inconnue ». L'écrivain Thomas Owen était né !

 

Les éditions « Marabout » et le succès public

 

En 1964, une réédition de « La Cave aux crapauds », précédée des « Chemins étranges » parait chez Marabout. Elle est suivie deux ans plus tard par un recueil original, « Cérémonial nocturne ». Sous l'impulsion de Jean-Baptiste Baronian, alors directeur de collection, quatre autres titres édités dans les années 70 connaissent un grand succès auprès du public et de la presse.

 

La reconnaissance littéraire

 

En 1975, Thomas Owen est élu à l'Académie Royale de Langue et de Littérature Française de Belgique. Cette reconnaissance officielle peut sembler tardive : Il a fallu attendre que les critiques se rendent enfin compte de l'importance et de la qualité de la littérature « marginale ». D'autre part, Owen n'a jamais caché qu'il écrivait en dilettante et qu'il est resté volontairement à l'écart des milieux littéraires. En 1976 paraît « Les Maisons suspectes », illustré de peintures de Gaston Bogaert. Dans deux autres ouvrages ultérieurs, « Les Fruits de l'orage » et « Les Chambres secrètes », les contes sont aussi le reflet littéraire des œuvres du peintre. Quant au « Tétrastome » et « Les Sept Péchés capitaux », ils sont illustrés par Maria Noppen de Matteis. Les nouvelles d'Owen ont été publiées dans de nombreux journaux, magazines et anthologies. À un volume en allemand et en anglais s'ajoutent une édition italienne des « Maisons suspectes » et une édition... japonaise du « Livre noir des merveilles ».

 

Les adaptations

 

Il n'existe que deux longs métrages inspirés l'œuvre d'Owen : « Les Invités de huit heures » a été adapté par Gaston Schoutens en 1946 et « Hôtel meublé » l'a été en 1983 par Marc Lobet sous le titre « Meurtres à domicile » avec Anny Duperey et Bernard Giraudeau. Certains contes ont été adaptés par les télévisions belge et française ou joués au théâtre en 1993, par la troupe « La Ligue d'Impro ». Il existe également deux adaptations bédessinées, une de « La Truie » et une de « Mutation ».

 

La consécration.

 

Thomas Owen continue d'être édité et réédité. En 1994 parait le premier volume de ses « Œuvres complètes » qui a été salué par la critique comme un événement majeur de la Foire du Livre de Bruxelles. En juin 1995, la première monographie de l'auteur par Frédéric Kiesel sort de presse. En août, Thomas Owen reçoit Michèle Cédric pour son émission « Dites-moi ». Il est fait citoyen d'honneur de la Ville de Bruxelles, reçoit le Prix de la SABAM et inaugure la Bibliothèque publique Thomas Owen à Schaerbeek. Mis à l'honneur lors de l'exposition de Pierre Wattiez-Watch où fut annoncée la parution de l'ouvrage commun « Osmose »,  il l'est aussi à l'initiative de Daniel Suetens, organisateur de l'exposition « Coups de Coeur à Thomas Owen » à l'Hôtel Europa de Bruxelles, avec la participation de plus de deux cent artistes. De 1998 à 2002, l'auteur continue à participer activement à la vie des lettres. Il nous quitte le 1e mars 2002, en même temps que le Franc belge. Á son enterrement, le cercueil était porté entre autres par un croque-mort au physique gargantuesque. Un cirque avait planté son chapiteau devant l'église, et des poneys se promenaient sur le parvis. Il en résultait une atmosphère insolite, qui n'aurait sans doute pas déplu au Grand Malicieux. Jean-Baptiste Baronian est le digne successeur de Thomas Owen à l'Académie depuis fin 2002. A cette date, les écrits de Thomas Owen ont fait l'objet d'au moins une dizaine de thèses universitaires.

 

S'il faut évoquer Thomas Owen et le domaine ferroviaire, je pense immédiatement une anecdote de Désiré Roegiest qui évoque le peintre des gares : C'était en 1981, dans les environs de Furnes. Nous étions attablés, Owen et moi, dans un petit restaurant - le « Rubens » - situé en bordure d'un petit canal. Nous attentions un personnage de légende : Paul Delvaux. Il pleuvait à seaux ce jour-là et quand le maître fit son apparition, accompagné de son épouse, il était trempé. Malicieux, Thomas Owen l'accueillit par ces mots : « On ne vous a pas signalé qu'il existait un pont pour franchir le canal ? » Et Delvaux cloua Owen sur place : « Si, mais j'avais hâte de vous revoir, alors j'ai pris au plus court. »  (Désiré Roegiest : « Je me souviens de Thomas Owen », Encre noire, n° 27, 2002)

 

Il serait vain et fastidieux de recenser ici l'ensemble des allusions au chemin de fer dans l'œuvre d'Owen. La première semble être dans « Solitudes », une petite plaquette à tirage confidentiel (1933). En faisant allusion à sa montre arrêtée, l'auteur écrit : « Je n'ai rien à faire d'un horaire calqué sur l'horloge de la gare du Nord ». Dans « Destination inconnue » (1942), son troisième roman policier, le chemin de fer joue un rôle essentiel : un notable fait une fugue lors d'une partie de chasse dans les Ardennes. « Le volage chasseur s'était embarqué sans crier « gare », dans une petite gare des environs d'où il s'en fut par le tortillard local, vers des cieux plus cléments. »

 

Premier recueil de contes fantastiques d'Owen, « Les Chemins étranges » (1942) contient deux textes « ferroviaires » : Dans « Le Manteau bleu », la rencontre décisive se fait dans une gare, dont l'ambiance oppressante accentue l'impression de malaise. « Du même bord » commence par un fait divers singulier : le narrateur et un inconnu sont les seuls survivants d'un accident de train. Celui-ci est tombé dans une rivière et – fait invraisemblable – leur wagon est le seul qui a été retrouvé car « resté miraculeusement suspendu dans le vide ». Le héros de l'histoire se retrouvera alors mêlé bien malgré lui à une histoire de satanisme.

 

« Père et fille » (in « La Cave aux crapauds », 1945) est un classique repris dans la revue « Fiction » ainsi que dans les anthologies de Roger Caillois ou de Goimard et Stragliati. Apprenant les mœurs plus que dissolue de sa fille, Fedor Schierwitz décide de faire le trajet jusqu'à chez elle pour lui donner la correction qu'elle mérite. Dans le compartiment du train, où il rumine sa colère, il est dérangé par une chienne qui, d'affectueuse, devient de plus en plus agressive et lui saute à la gorge. Luttant pour sa vie, il réussi à jeter l'animal sur le ballast. Arrivé à destination, il trouve sa fille gisant sans vie sur le sol : elle a été défenestrée.

 

Le recueil « La Truie » (1972) contient deux contes dans lesquels le train joue également un rôle essentiel : Dans « Le Voyageur », une petit garçon a été poussé sous un train par une adolescente, point culminant de leurs jeux sado-masochistes. Des années plus tard, un mystérieux voyageur arrive en gare et entreprend de séduire Patricia, devenue une jeune femme. Il la jettera sur les rails au passage du train, avant de se transformer en petit garçon et de disparaître sous le regard incrédule du majordome. « Le Voyageur » a été adapté pour la télévision par Françoise Lévie, le court-métrage était présenté par Maurice Béjart. « Une Véritable Chinoiserie » raconte la rencontre du narrateur avec une mystérieuse jeune femme, uniquement vêtue d'une pelisse et de bas noirs, qui lui demande de lui faire la lecture d'un texte érotique chinois. Elle disparaît inexplicablement et il ne reste d'elle que son parfum et son livre, preuves que le narrateur n'a pas rêvé.

 

Owen ne manifeste pas d'enthousiasme débordant pour le chemin de fer ou le tramway, qui apparaissent de manière anecdotique dans de nombreux autres contes (« Belle de vie », « Ma Cousine », « Les Vilaines de nuit », etc). Il ne représente pour lui qu'un décors savamment planté et dont les différentes composantes accentuent l'étrangeté de la situation. Ainsi, pour renforcer une situation inquiétante, il met en exergue le va-et-vient stressant des halls de gares, l'odeur écœurante de quais mal entretenus, le bruit assourdissant des trains, les voitures crasseuses et surchauffées. A l'inverse, l'atmosphère douillette d'un compartiment, avec ses vitre embuées et son affiche publicitaire invitant à la rêverie prépare l'apparition du spectre aguicheur et aux formes alléchantes de « Une véritable chinoiserie ».

 

Choix bibliographique

 

L'édition la plus exhaustive reste celle des « Œuvres complètes » parue chez Lefrancq de 1994 à 1998 :

-         vol. 1: Gordon Oliver mène l'enquête, Ce soir, huit heures, Un crime « Swing », Le Nez de Cléopâtre, L'Initiation à la peur, Duplicité, Envoûtement, Les Espalard, Les Chemins étranges, La Cave aux crapauds, Hommage à Jean Ray.

-         vol. 2: L'Or indigo, Hôtel meublé, Le Livre interdit, Les Invités de huit heures, Portrait d'une dame de qualité, Le Jeu secret, Pitié pour les ombres, Cérémonial nocturne.

-         vol. 3: Impressions des U.S.A., La Truie et autres histoires secrètes, Le Rat Kavar et autres histoires de vie et de mort, Les Maisons suspectes et autres contes fantastiques, Patchwork ou drôle de trame, Les Grandes Personnes, Les Chambres secrètes, Glanures.

-         vol. 4: Solitudes ou l'œuvre retrouvée, Les Sept Péchés capitaux, Le Tétrastome, Carla hurla, La Ténèbre, Osmose, Contes, nouvelles et récits inédits en recueil, Études, essais, notes, discours, articles divers, Préfaces, postfaces, introductions, notices.

 

Pour en savoir plus sur l'auteur, on peut consulter :

-         Thomas Owen ou La saveur de l'insolite. Ouvrage collectif. Le Veilleur de nuit, 1985.

-         Hommage à Thomas Owen. Ouvrage collectif. Série B, 1985.

-         Dossier « Thomas Owen » Ouvrage collectif. « Phénix », n° 3, 1985.

-         Kiesel, Frédéric : Thomas Owen - Les Pièges du Grand Malicieux. Quorum, 1995.

-         Sconcini Fratta, Anna: Thomas Owen et le fantastique de la « belgité ». CLUEB, 1996

-         Étienne, Jean-Louis : Les Miroirs du Grand Malicieux « Magie Rouge », n° 43, 1997 ;

-         Étienne, Jean-Louis : Découverte de Thomas Owen. « Phénix », n° 49, 1999

-         Roegiest, Désiré et Étienne, Jean-Louis : Hommage à Thomas Owen. « Encre Noire », n° 27. 2002.

 

 

Jean-Louis Étienne

 



20/11/2007
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