LIBRAIRIE JEAN-LOUIS ETIENNE

LIBRAIRIE JEAN-LOUIS ETIENNE

Vladimir Dimitrijevic (1934-2011)

 

Vladimуir Dimitrijević : Adieu, l’ami !
Владимир Димитријевић : Збором, Пријатељу !
 
par Jean-Louis Étienne
 
 
« Nous tendons à la mort, comme la flèche au but et nous ne le manquons jamais, la mort est notre unique certitude et nous savons toujours que nous allons mourir, n’importe quand et n’importe où, n’importe la manière » (Albert Caraco).
 
 
Je me sens orphelin. Je suis orphelin. Et même si vous l’ignorez, cher lecteur, vous l’êtes aussi : une figure légendaire du monde de l’édition nous a quitté.
« La mort est une ordure, écrit Jean-Baptiste Baronian[1]. Elle tue où elle veut, quand elle veut, et toujours méchamment. Le 28 juin dernier, elle a tué Vladimir Dimitrijević sur une route bourguignonne, sachant fort bien, la salope, l’immonde crapule, qu’elle allait faire une multitude d’orphelins. »
La biographie de « Dimitri » ressemble à un roman. Fils unique d’un horloger serbe, il nait né à Skopje le 28 mars 1934. Jeune gardien de but prometteur en Yougoslavie, il déserte l’Armée du Peuple et arrive en Suisse le 4 mars 1954, muni d’un passeport belge et avec douze dollars en poche. Il travaille comme ouvrier puis libraire à Neuchâtel et à Lausanne avant de devenir l’écrivain et éditeur que l’on connaît. Naturalisé suisse, il fonde en 1966 à Lausanne sa propre maison d’édition, l’Âge d’homme (d’après le titre d’un ouvrage de Michel Leiris). Au lancement de ce projet de toute une vie, il souhaite d’abord faire connaître la littérature slave.Il nous a ainsi offert de précieuses traductions du tchèque Karel Čapek[2], du russe Michaïl Boulgakov[3]ou des serbes Boba Blagojević[4] et Branimir Stepanović[5]. Mais s'il ne fallait retenir qu'un titre de cette collection, cela serait Vie et destin, de Vassili Grossman. Le KGB avait réussi à s'emparer du manuscrit de l'auteur et l'avait détruit. Grâce à des microfilms passés à l'Ouest, Vladimir Dimitrijević a pu récupérer ce livre magistral qui fait de la bataille de Stalingrad, le cœur de l'affrontement entre deux totalitarismes impitoyables. 
Il disait à propos de son métier d’éditeur : « Je me sens dans la peau d’un artisan qui confectionne un objet. Les livres s’ajoutent les uns aux autres, comme les briques d’une maison sans cesse en devenir. On ne sait pas la forme de l’édifice qui se construit, mais les briques sont posées. Je ferai toujours la même chose. J’ai confiance parce que je sais que les briques sont bonnes. Mais la maison que je construis reste toujours ouverte. Je continue de penser que tout doit être dit et écrit. » (*)
« J’admire un écrivain comme Simenon, parce qu’il nous donne tellement de façons d’appréhender le monde. Comme les grands écrivains russes, français, allemands du XIXe, il ne fait pas l’inventaire de la vie, mais il la restitue dans sa totalité. » Passionné entre autres par la littérature belge, il était un fidèle exposant de la Foire du Livre de Bruxelles. Dans son catalogue, on retrouve entre autres Hugo Claus, Pierre Mertens, Gaston Compère ou Jacques Crickillon. Dans le domaine qui nous intéresse, retenons entre autres Jean-Baptiste Baronian[6]. ce dernier, directeur de la collection « La Petite Belgique », a réédité l’envoûtant Médua de Maurice Carême, La Grande Pitié de la famille Zintram d’Anne Richter et a publié de nombreux inédits dont Aux armes de Bruxelles de Christopher Gérard (prix Félix Denayer de l’Académie royale) et Amours sanglantes d’Alain Dartevelle. Hors collection ont parus l’Anthologie de la subversion carabinée de Noël Godin, Les Histoires griffues, Jeu de rôles et Ripple-marks de Jean Muno[7], L'Ange hurleur et Le Chat Lucian d'Anne Richter, Madame Küppen et l’autre monde, ainsi que de nombreux essais de Pol Vandromme, dont un sur Simenon et un sur Ghelderode. 
L’Âge d’homme a, au fil du temps, construit un catalogue riche de quatre mille cinq cents titres : retenons de nombreux romans et recueils de Pierre Gripari[8], de C.S. Lewis, l’intégrale des nouvelles de Saki et de Giovanni Papini, l’Encyclopédie de l’utopie, de la science-fiction et des voyages extraordinaires par Pierre Versin, la Bibliographie de Dracula par Jacques Finné, La Science-fiction soviétique par Léonid Heller, Le Kaléidoscope par Robert Poulet ou Le Fantastique féminin, un art sauvage par Anne Richter. Gilbert Keith Chesterton est aussi un des auteurs fétiche de la maison, qui a publié entre autres son essai sur Robert Louis Stevenson.
Profondément révolté par la stigmatisation des Serbes durant la guerre civile yougoslave, Dimitrijević signa deux pamphlets (Les Nouveaux Touristes sont des assassins et Yougoslavie : La stratégie de l’aveuglement) et publia de nombreux témoignages destinés à remettre les pendules à l’heure, dont Le Procès Milosevic ou l’inculpation du peuple serbe par Patrick Barriot et Êve Crépin (deux militaires français écœurés par le rôle des ONG et de l’Occident dans le conflit) et Belgrade 99 par Patrick Besson, présent lors des bombardements des populations civiles par l’OTAN. Ces prises de positions, profondément courageuses car à contre-courant du politiquement correct, de la presse et des « intellectuels » lui valurent quelques ennuis : « J’ai vu, comme jamais auparavant, ce que signifie être au cœur d’un conflit. J’ai été traité par la presse d’ici comme un personnage dégoûtant qui noircit la Suisse et salit le monde. Tantôt j’étais fasciste, et tantôt le dernier communiste. (…) Beaucoup de gens ont profité de cette chasse à l’homme pour devenir des braconniers. Cela a nui à l’Âge d’Homme. Pendant des mois, dans la "grande presse", tous les livres que j’ai édités ont été passés sous silence. (…) La presse a pris une part active dans ce conflit et a boycotté l’Âge d’Homme. Peut-être est-ce parce que je serai toujours à côté, comme je le disais, il y a vingt ans, à Jean-Louis Kuffer. Toujours une personne déplacée… » (*)
En novembre, il s'apprêtait à fêter les quarante-cinq ans de L'Âge d'Homme. La fête aura bien lieu le samedi 26 novembre, à la mairie du Ve arrondissement de Paris. Ce sera l’occasion de rendre hommage à un personnage irremplaçable.
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Site des éditions « L’Âge d’homme » : http://www.lagedhomme.com
 
(*) extraits d’interview de « Dimitri » par Jean-Michel Olivier. Le texte intégral est consultable sur : http://jmolivier.blog.tdg.ch/archive/2011/07/06/33016d820b7742cf1f70791659e33ba0.html
Interview télévisée : http://archives.tsr.ch/player/editionromande-agedhomme
Ouvrages autobiographiques :
Personne déplacée. Entretiens avec Jean-Louis Kuffer. P-M Favre, L’Âge d’Homme
La Vie est un ballon rond.  Ed. de Fallois, La Table ronde
Bénit soit l’exil. (à paraître).


[1] Revue de l’ « Association des Écrivains Belges », juillet 2011.
[2]Hordubal, Le Météore, Récits apocryphes, Une vie ordinaire.
[3]Les Œufs fatidiques suivi de Diableries.
[4]L’Arche de Boba.
[5]La Bouche pleine de terre, La Mort de Monsieur Golouja, Le Rachat et L'Été de la honte.
[6]Un nouveau fantastique, La Bibliographie. Une sanction, Le Bureau des risques et péril, Dans les miroirs de Rosalie.
[7]ainsi qu’un numéro spécial du « Groupe du roman » en hommage à ce grand fantastiqueur trop tôt disparu (avec la participation e.a. de Thomas Owen et Nadine Monfils).
[8] Vladimir Dimitrijević a présidé l'association « Les Amis de Pierre Gripari » et a publié un intéressant «  Cahier H » sur l’auteur.

Foire du Livre de Bruxelles, 2006
Foire du Livre de Bruxelles, 2006

"Dimitri" spectateur d'un débat entre De Decker, Verheggen et Baronian
"Dimitri" spectateur d'un débat entre De Decker, Verheggen et Baronian

Deux grands éditeurs contemporains
Deux grands éditeurs contemporains

Avec Anne et Jean-Baptiste Baronian
Avec Anne et Jean-Baptiste Baronian

Bruxelles, 2011 (photo : Françoise Salmon)
Bruxelles, 2011 (photo : Françoise Salmon)

Foire du Livre de Bruxelles, 2011
Foire du Livre de Bruxelles, 2011

Avec Noël Godin (2007)
Avec Noël Godin (2007)